« Immuable »
Pour
moi, cette statue est là depuis toujours. C’est-à-dire au moins depuis ma naissance,
en tout cas.
Mais je
sais que mes parents, mes grands-parents, et même les grands-parents de mes grands-parents,
l’ont connue aussi… Alors, je ne sais pas depuis quand elle existe.
Je ne
sais pas qui l’a mise là, je ne sais pas qui l’a sculptée.
Tout ce
que je sais, c’est qu’il a fait un travail formidable.
Elle
est là, grande et majestueuse, et elle nous observe, avec ce regard
bienveillant et protecteur.
Quand
j’étais petit et que je devais attendre mon père qui travaillait sur le marché,
je m’asseyais comme elle, en tailleur, et je la fixais avec toute ma
concentration.
Cela
faisait sourire les clients de mon père, et cela en amena un grand nombre
d’ailleurs… Ils disaient « Et alors ce petit bouddhiste, à quoi
réfléchit-il aujourd’hui ? ».
Ma mère
venait me chercher quand elle avait terminé son travail, mais je ne voulais par
repartir avec elle.
Je
voulais rester avec la statue.
Alors
elle rentrait seule la plupart du temps.
Il faut
que je te dise, ce qu’elle représente pour moi, cette statue.
Elle
est, à elle seule, le monde…
Il y a
eu tous ces moments de ma vie, avant de rencontrer ta mère, où j’étais perdu.
Complètement
perdu.
Je
trainais sur la place, allant de bar en bar pour, me saoulant, ou même
cherchant de la drogue (toutes ces choses
que tu ignores sur ton père, petit…).
Et
quand il m’arrivait de lever les yeux sur elle, j’avais honte.
J’avais
honte et pourtant, elle me regardait toujours avec amour et bienveillance.
J’avais
honte et elle ne semblait pas m’en vouloir.
Alors,
je m’asseyais comme quand j’étais petit, et je cherchais un meilleur chemin.
Je ne
voulais pas la décevoir, vois-tu.
Et puis
j’ai rencontré ta mère, comme un ange sur ma route…
J’ai
arrêté de perdre ma vie et j’ai commencé à être heureux.
C’est ici
que j’ai embrassé ta mère pour la première fois, tu sais…
Nous avons
commencé notre vie à deux et je ne pensais plus à la statue, plus vraiment ou
moins souvent. Même quand je passais devant, je la voyais à peine.
Il n’y
avait que les yeux de ta mère et son regard à elle… Toutes ces choses secrètes
de l’amour…
Maintenant,
ta mère n’est plus et nous ne sommes que tous les deux.
C’est
pour ça que je t’emmène ici, précisément.
Cette
statue ne remplacera jamais ce que nous avons perdu. Mais elle a le regard
d’une mère.
Et si
tout change trop vite pour toi qui grandis vite aussi, si la foule te heurte,
si le chagrin te blesse, si tu te sens perdu un jour comme j’ai pu l’être
moi-même… Je voudrais que tu te souviennes d’elle, que tu reviennes à elle, comme
on revient à la mère.
Cette
statue, la première de toutes les mères, notre mère à tous, aura toujours ce
regard pour toi.
Elle
sera là pour te rappeler d’où tu viens et ce que tu dois faire de cette vie.
Et si tu
pars loin, son regard te suivra.
Si tu es
perdu, c’est ici qu’il faudra revenir. Ici, où tout commence.
Si tu oublies,
assieds-toi simplement comme elle, et rappelle-toi.
C’est ici
que je viendrai, moi aussi.
Et ici que
je me trouverai même dans l’autre vie.
Tout
change, la vie passe, mais elle sera toujours là…
Souviens-toi
de ça.
Il y a ce
que nous perdons, mais il y a aussi ce qui reste.
Ce qui était
là avant nous, et qui sera encore là après.
Ce qui nous
a fait tels que nous sommes.
L’essence
même du monde et de la création…
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