« L’échelle »



Martin et moi, on fait le trajet ensemble jusqu’au métro. Après, on se sépare parce qu’il prend le métro dans un sens et moi dans l’autre.

Ce matin, sur le trottoir : une échelle.
Avec, à côté, tout ce qu’il faut pour peindre, et un gros camion d’une entreprise de peinture garé devant.
Le camion est ouvert et un mec est en train de fouiller dedans, sûrement pour en sortir tout son matériel avant de commencer sa journée…

Martin passe sous l’échelle sans sourciller. Mais quand il se retourne pour me parler, il voit que je ne l’ai pas suivi.

Je bloque.

Martin me regarde :
-       Quoi ? Me dis pas que tu crois à ces histoires !

Il rigole. Moi pas, parce que j’y crois.
-       Tu passes ou tu fais le tour, mais t’es chiant, je vais rater mon métro.

Je passe dans le mince espace qui reste entre l’échelle et le camion et je regarde Martin :
-       Désolé…

Il me regarde aussi, tout sourire, avec les yeux qui brillent.
J’aime pas quand il a les yeux qui brillent comme ça, ça veut dire qu’il a eu idée derrière la tête, mais pas la meilleure idée du monde…

Il me dit :
-       Tu sais ce qu’on devrait faire ? Un pari.
-       Quel genre ?
-       Bin, je suis passé sous l’échelle et pas toi. Si tout se passe comme tu y crois, je passerai une mauvaise journée et toi une bonne. Et alors, on parie ?
-       Quoi ?
-       Que je ne passerai pas une mauvaise journée et que rien de grave n’arrivera…
Son idée est excellente. Le meilleur moyen de lui prouver qu’il a tort.

Je lui réponds donc :
-       Pari tenu !
Et nous continuons notre route jusqu’au métro.
Là, comme d’habitude, il va sur son quai et moi le mien.

Il me fait un dernier salut de la tête lorsqu’il entend son train arriver.
Son métro parti, je reste sur mon quai, patient, en attendant le mien.

Après plusieurs minutes, une annonce au micro indique du retard.
Il me faudra patienter encore, et la foule commence à s’amasser au point que nous manquerons bientôt de place.
La journée commence mal : je vais être en retard à cette présentation importante que j’avais préparée depuis des semaines.

Le métro arrive enfin, bondé.
Une partie de la foule essaie de s’entasser dans le train, mais je laisse passer mon tour : je n’ai pas envie de me faire écraser.

Je décide finalement de remonter et de faire mon trajet à pied : je suis déjà en retard, à ce stade quelques minutes de plus ou de moins ne changeront rien…

Cette promenade en ville est d’ailleurs fort sympathique d’aussi bon matin :
La ville s’éveille, les commerces lèvent leur rideau, ouvrent leurs stores. Ceux qui sont restés ouverts toute la nuit ferment le leur…
Des jeunes éméchés rentrant visiblement de boîte ou d’une tournée de bars se traînent, hagards, sur les trottoirs.

Je ne regarde pas où je marche, et tout à coup je glisse et manque de tomber.
Une crotte de chien.
Je devrais dire, une énorme crotte de chien, toute fraîche…
J’en ai sur la chaussure, mais sur le pantalon aussi, ainsi que la chaussette.

Maintenant, en plus d’être en retard, je vais traîner cette odeur avec moi toute la journée.
Ma présentation est foutue, et mes chances de promotion commencent à tourner aigre.
Cette journée devait marquer un nouveau rebondissement dans ma carrière, mais là je perds tout espoir.

Une fontaine… Je trempe un peu ma chaussure, essaie de rincer chaussette et pantalon pour au moins enlever les traces de crotte.

Allez, plus que quinze minutes de marche… avec un bas de pantalon mouillé et puant.
Je regarde où je mets les pieds, et tout se passera bien…

Passage piéton. Je traverse. Et manque de me faire renverser par une voiture.
Je pense à Martin et à son pari stupide.

Un autre passage piéton. L’esprit ailleurs, je me fais renverser par un type à vélo. Je tombe sur le côté et me tord la cheville en passant. Le vélo est parti sans s’excuser.

Je pue la crotte, mon costume est désormais complètement sale, et en plus je boîte.
Martin, Martin, Martin… C’est TOI qui est passé sous l’échelle, bon sang !

Je m’assois sur un banc, la douleur sur ma cheville est trop forte, il me faut prendre une décision…

Je sors mon téléphone portable, et j’appelle.
Mon patron, d’abord :
Je ne peux pas venir aujourd’hui. Métro, vélo, cheville, hôpital. Reporter le projet ?
Puis un taxi :
Métro, cheville, docteur ou hôpital.
Et j’envoie un message à Martin :
Journée de merde. Ne dis rien.

Mon taxi arrive et il m’emmène aux urgences les plus proches.
Dans la salle d’attente, une petite fille avec sa mère, un homme avec son vieux père, et moi.
Je les observe, ils m’observent : il n’y a rien d’autre à faire dans cette salle au carrelage blanc immaculé.

Je me demande de quoi j’ai l’air.
Je regarde la petite fille. Elle semble si sage et si calme, cela me paraît inhabituel.
« Elle saigne du nez », me dit sa mère, tout à coup, qui a dû voir que je les observais... « De gros caillots. Le médecin a parlé de leucémie, il nous envoie ici pour des examens plus poussés. »
En effet, la petite fille est toute pâle et semble fatiguée.

Je regarde sa mère, pour répondre quelque chose, mais quoi ?
Des larmes coulent sur ses joues, elle a l’air seule et fatiguée, elle a l’air d’avoir besoin d’aide, de réconfort, que quelqu’un lui dise que tout va bien se passer.

Et moi, je suis là, à me plaindre, avec ma journée de merde, tout ça parce que mon métro avait du retard et que j’ai marché dans une crotte de chien, parce qu’un vélo m’a renversé et que j’ai mal à la cheville…

J’ai envie de sortir mon téléphone, d’appeler Martin pour lui dire d’aller se faire voir avec ses paris à la con.
Mais j’appuie seulement sur le bouton Éteindre.

Je relève la tête et réponds à cette femme.
La phrase la plus bateau qu’on puisse dire à quelqu’un dans cette situation, sans doute, mais c’est déjà ça… et comme ça la conversation est lancée, le lien est fait…
Je ne pense plus à ma cheville, je ne pense plus à ma promotion, je ne pense plus à rien sinon à cette petite fille avec sa mère, et à l’injustice de la vie.

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