« Trahison »
Les
poings serrés au fond de ses poches, Gaspard réfléchit.
Il
regarde le quai sans le voir, regarde la Seine, les yeux plongés au fond de
l’eau. Tout au fond, comme scrutant à la recherche de quelque chose.
Il
n’arrive pas à y croire.
Son
téléphone vibre au fond de sa poche. Encore un message.
Il n’a
pas envie de le lire.
Que le
téléphone aille rejoindre l’eau polluée et les poissons, qu’il se perde dans la
vase, même.
Il s’en
fout.
De là
où il se trouve, il peut voir la tour Eiffel, profiter du paysage typiquement
parisien, mais ça aussi il s’en fout.
Parce
que tout ‘n’est plus désormais que foutaises, mensonges, fourberie.
Tout
est devenu gris, d’un gris terne absolu et mortel.
Gaspard,
d’ailleurs, se sent mort.
Il a
senti, quelque part à l’intérieur, comme une sorte de craquement.
Le
fracas du cœur qui se brise…
C’est
bizarre comme on reconnaît ces choses-là, même quand on ne les a pas vécues. Cette
compréhension…
Alors
c’était vrai, ce qu’ils en disent dans les livres, ce qu’ils nous montrent dans
les films… C’était vrai. C’est comme ça que ça se passe.
Le
monde s’écroule et il ne reste rien.
On est seul
au monde, comme perdu sur un glacier.
Le
froid, surtout. Le froid, ça oui. Gaspard le sent bien.
Et pas
seulement parce que c’est l’hiver et que chacune de ses respirations se
transforme en nuage… Non, c’est un froid qui vient du dedans, et que rien ne réchauffera jamais plus.
Zoé…
Son
prénom résonne, avec mille éclats de verre brisé.
Tu
m’avais promis, Zoé.
On
s’était promis, Zoé...
On
s’était promis l’amour comme les fleurs promettent un beau printemps.
On
s’était promis des sourires et des toujours.
Des
soleils, des rires, et un bel avenir…
Elle
peut bien s’excuser maintenant, qu’est-ce que ça me fout ?
Il est
encore un peu essoufflé d’être descendu si vite, d’avoir dévalé les escaliers
comme un fou pour éviter qu’elle ne le rattrape.
Est-ce
qu’elle aurait pu le rattraper, de toute façon ?
Il
aurait fallu qu’elle se décolle de lui, qu’elle se lève, qu’elle se rhabille…
Et peut-être qu’il s’en fichait lui, peut-être qu’il avait envie de finir quand
même.
Et
peut-être qu’elle s’en fichait aussi…
Peut-être
qu’ils ont simplement tourné la tête et ri…
Zoé et
ce con de Thomas.
Thomas,
bordel.
Toi
aussi tu m’en avais fait des promesses…
C’est
beau l’amitié…
C’est
beau l’amour…
Et où
je vais, maintenant ? Qu’est-ce que je fais maintenant ?
Plus de
copine, plus d’ami, et du même coup plus d’appart’…
Rien à
faire, personne d’autre à voir, envie d’aller nulle part…
Les
yeux de Gaspard, encore pleins de larmes, sortent doucement du brouillard.
Il
commence à voir les couleurs, il commence à voir les formes.
Il
regarde la tour Eiffel. Le pont. La Seine.
Il
regarde le quai. Les voitures qui passent. Le soir qui tombe.
Les
lumières qui s’allument dans l’obscurité naissante.
Ses yeux
reviennent sur le pont, se posent sur la statue de la Liberté et il pense :
Elle n’est pas libre. Personne n’est libre. Foutue statue.
Il se
met à marcher, au hasard, sans trop savoir où il va.
Il passe
le pont, et marche, marche encore.
Ses pensées
se fondent les unes dans les autres, il ne voit pas les gens, ne voit pas les rues
ni les voitures.
Absorbé
en lui-même, à l’écoute du fracas intérieur. Une bombe qui ne cesse d’exploser…
Arrivé devant
la tour Montparnasse, il sort machinalement une cigarette de sa poche, qu’il allume
avec un briquet sorti de son autre poche.
Il essaie
de chasser le brouillard à coup de fumée, essaie de calmer la tempête en noyant
ses poumons, mais rien à faire.
La clope
ne fait pas effet.
Rien ne
fera effet, de toute façon.
Une idée
certainement stupide trotte dans sa tête.
Zoé et Thomas
auraient ri ensemble de sa stupidité, de sa folie, comme ils avaient l’habitude
de le faire chaque fois qu’il avait une nouvelle idée, chaque fois qu’il essayait
quelque chose…
Mais habiter
tous les trois ensemble, c’était clairement une idée de merde, et pourtant ce n’était
pas la mienne…
Gaspard
s’en fout, maintenant, de qui pourra juger ce qu’il pense ou ce qu’il veut faire…
Si la statue
ne peut pas bouger, lui le peut. Et il va le faire.
Il va prendre
un train, partir le plus loin possible.
Il n’a plus
rien à faire ici, il connaît la ville par cœur, il en a fait le tour comme on tourne
en rond.
Et ces gens,
tous aussi écœurants les uns que les autres, cette foule qui lui donne la nausée,
et dans laquelle il a peur de revoir son visage… Peur de les croiser tous les deux,
riant, se moquant ouvertement de lui…
Il va se
casser loin, le plus loin possible, et ne pas revenir.
Sans regrets.
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